Deux guerres du golfe et leurs prolongements : d’une
guerre interétatique à un conflit asymétrique.
Première,
deuxième, troisième guerre du Golfe ? La liste est longue et incertaine. Pour
certains historiens, la guerre Iran-Irak
entre 1980 et 1988 (HS) est la première
guerre du Golfe. Pour d'autres, cette désignation doit être réservée au conflit de 1991 où une coalition internationale formée autour
des Etats-Unis répond à l'invasion du Koweït par l'Irak (c'est ce que retient
le programme officiel). Selon le point de vue retenu, l'intervention américaine
en Irak en 2003 est donc la deuxième ou
la troisième guerre du golfe. A ce propos, l'intitulé officiel nous invite
à nous intéresser aux notions de guerre
interétatique et de conflit
asymétrique. Dans le premier cas, la guerre oppose deux ou plusieurs Etats
entre eux. Dans le second, s'affrontent des forces
très différentes par leurs natures et leurs puissances. Mais il convient de ne pas
confondre ce type de guerre avec les conflits
dits dissymétriques où les
forces opposées sont comparables du point de vue de leur organisation mais pas
du point de vue de leurs puissances de leurs capacités.
Existe-t-il
un lien entre les deux guerres du Golfe ? Sont-elles absolument incomparables dans
leurs enjeux, leurs acteurs et leurs formes ? Sont-elles un tournant dans
l'évolution des relations internationales ? Sont-elles le reflet d'une
éventuelle transformation des conflits dans le contexte de l'après guerre
froide ?
I La guerre du Golfe de
1991...
a)
...succède à deux autres conflits.
En décembre 1989, le sommet de Malte marque la fin
officielle de la guerre froide que
confirme la dislocation de l'URSS en
1991. Dans ces conditions, le 11 septembre 1990, Georges Bush père annonce
l'instauration d'un Nouvel Ordre Mondial
( New World Order) basé sur la "loi
et le droit". En réalité, il désigne ainsi la mise en place d’un monde de paix et d'harmonie dont
les EU seraient plus ou moins les garants. Ce rôle de "gendarmes du monde" qu'il attribue
à la puissance étasunienne rétablit la
vision d'un monde unipolaire. Aux Etats-Unis, dans les milieux néo-conservateurs, la tentation d’une hégémonie est grande. Certains
politologues développent alors la théorie de l’"empire global" selon laquelle l’ordre mondial pourrait
être administré de façon unilatérale par l’Amérique.
A l'échelle
régionale, en 1988, s'achève un autre conflit dont il faut connaître
l'existence pour comprendre les guerres du golfe suivantes. En effet, en 1980,
l’irakien Saddam Hussein soutenu alors par les Etats-Unis, la France et
le Royaume-Uni attaque l’Iran. Il redoute la contagion islamiste chiite dans son pays et lorgne sur les territoires riches en ressources de son
voisin. A la tête de l'Irak et son parti, le parti Baas, Saddam Hussein apparaît alors comme un rempart arabe, nationaliste, sunnite et
potentiellement laïc face aux chiites islamistes. Ce conflit se solde en
1988 par un retour à la situation d’avant guerre et fait entre 500 000 et
1000000 de victimes. Pour certains,
cette guerre Iran-Irak est la première guerre du golfe.
Islamisme : c’est un projet qui
vise à ré-islamiser la société et à
créer un système politique totalisant qui gérerait tous les aspects de la
société, de l'économie en s'appuyant sur les seuls fondements de l'Islam
(Olivier Roy).
b) C'est une réponse multilatérale à une
violation du droit international.
En effet, en aout 1990, Saddam Hussein
envahit le Koweït dont il a toujours contesté les frontières considérant qu'il s'agit d'un héritage colonial. Très affaibli et endetté à l’issue de la guerre Iran-Irak, il reproche au Koweït
sa politique de forte production qui
maintient le prix du pétrole à un niveau bas. Il convoite également les
gisements de ce petit pays qui représente 9% des réserves mondiales prouvées de
pétrole. Il pense à ce moment là que la communauté
internationale n'interviendra pas. Les Etats-Unis ne sauraient accepter une telle violation du droit international et ne
peuvent laisser l’Irak prendre le contrôle du pétrole koweitien. Se forme alors autour d'eux une vaste coalition comprenant des pays occidentaux et arabes. Aucun veto ne s'oppose à cette opération mandatée par l’ONU. Le 15
janvier 1991 est lancée l'opération "tempête
du désert". Certains parlent alors de première guerre du Golfe, d'autres préfèrent l'expression deuxième guerre du Golfe. Après 42
jours de bombardements aériens et 100 heures de bombardements terrestres, elle
s'achève en février de la même année quand l'armée de Saddam Hussein se
retire du Koweït dépassée par la supériorité de l'adversaire dans le cadre de
cette guerre dissymétrique. Celle-ci pratique la politique de la terre
brulée en mettant le feu aux puits de pétrole koweitiens. Le bilan du conflit
est de 150 000 morts irakiens et de 240
victimes pour la coalition internationale. L'opération desert storm s'arrête sans renverser le dictateur irakien, mais les
américains incitent les Kurdes au nord et les chiites au Sud du pays à se
soulever contre lui. Cette guerre
civile, cette guerre intra-étatique est brutalement réprimée mais la
coalition n'intervient pas pour soutenir ses alliées locaux. L'Irak est soumis
à un embargo et à des contrôles sur son armement. L'embargo en avril 1995 est ensuite assoupli avec le programme de
l'ONU " Pétrole contre nourriture"
Embargo : mesure visant à
empêcher les exportations vers un pays sanctionné.
Conflit dissymétrique : les forces opposées
sont comparables du point de vue de leur organisation mais pas de leurs forces.
Chiites : 10 % des musulmans,
estiment que le califat appartient de droit aux descendants du prophète et
n'acceptent pas l'éviction d'Ali le gendre du prophète, assassiné en 661. Dans
le chiisme, l'imam et les ayatollahs, sans constituer un clergé, conduisent la
communauté des croyants. En Iran, les Chiites représentent plus de 80% de la
population.
Sunnites : Le sunnisme
reconnaît la succession califale après Ali. Le sunnisme est divisé en quatre
écoles qui n'accordent pas la même importance au Coran, à la Sunna et aux
Hadiths. Les sunnites représente la grande majorité des musulmans dans le
monde.
II ... annonce celle
qui débute en 2003.
a) La guerre du Golfe de 1991, alimente le
discours néo-fondamentaliste du terrorisme islamiste.
En effet, à l'occasion de l'opération "tempête du désert". Le roi
d’Arabie Saoudite, allié sunnite traditionnel des Etats-Unis dans la région,
obtient des dignitaires religieux une fatwa
autorisant la présence de troupes "infidèles" en terre sainte
pour permettre l’installation des forces de la coalition. C’est un moment de
rupture entre les autorités saoudiennes et Ben Laden. Celui-ci dénonce
la compromission des monarchies pétrolières avec les occidentaux et développe
un discours néo-fondamentaliste de
rejet de l'occident incarné par les États-Unis. Dès 1992, son organisation,
Al-Qaida, créée en 1987, perpètre des attentats contre des citoyens et des
intérêts américains. En 1993, un attentat vise une première fois le World Trade
Center faisant six morts et un millier de blessés. L'organisation publie en
1998 un appel ciblant l'occident et les Etats-Unis en particulier.
Le 11
septembre 2001, un groupe de 19 personnes d'origine saoudienne pour la
plupart, détourne quatre avions et détruit ainsi les tours jumelles du World
Trade Center à New-York et endommage sérieusement le Pentagone à Washington. Le
bilan humain est de 2995 victimes. Le monde entier découvre la nébuleuse
terroriste dirigée par Ben Laden. On parle désormais de terrorisme global ou d’hyper
terrorisme. C'est une nouvelle forme de guerre irrégulière. Cette attaque
semble alors donner raison à la théorie très réductrice de Samuel Huntington
sur le choc de civilisation.
En réaction, George Bush influencé par les
néoconservateurs applique la stratégie de la Global War on Terrorism (Guerre
Globale contre le Terrorisme). Une coalition internationale menée par les
États-Unis intervient le 7 octobre 2001, en Afghanistan entraîne en cinq
semaines la chute du régime des talibans qui abritait Ben Laden. Le pays reste
politiquement instable et la pression islamiste se maintient sous la forme
désormais d'une guérilla, dans la
logique d'une guerre asymétrique.
Les Etats-Unis, comme la France, restent durablement engagés dans le pays.
Fatwa : décision à vocation
juridique prise par une autorité religieuse islamique.
Néo-fondamentalisme : le fondamentalisme
désigne la volonté de revenir aux textes fondateurs de l'islam, le
néo-fondamentalisme associe à ce principe le rejet de l'occident incarné par
les États-Unis et sur une mise en accusation des monarchies pétrolière.
Théorie du choc
des civilisations.
Théorie développée par Samuel Huntington. Il cherche à démontrer que depuis la
fin de la guerre froide, les sociétés se distinguent moins par leurs idéologies
que par leurs cultures. Réduisant parfois les civilisations aux religions,
il considère que celles-ci ont des évolutions démographiques
divergentes et qu’elles sont amenées à s’affronter. Il
explique ainsi l’essentiel des problèmes internationaux en cours ou à
venir. Mais cette théorie est contestable pour plusieurs
raisons. Elle réduit la définition des civilisations aux religions.
Elle néglige l'aspect mouvant et perméable des cultures mondiales. Elle prétend
homogènes des aires de civilisations qui en réalité ne le sont
pas. Elle néglige la sécularisation des sociétés
particulièrement forte en Europe, par exemple. Elle couvre d’un vernis
religieux des conflits dont les enjeux sont avant tout économiques et
politiques. Elle rend plus difficile le dialogue entre les communautés
en les dressant les unes contre les autres. Elle assimile
des populations entières aux préoccupations et aux agissements de minorités
fanatiques (ultra-conservateurs américains et islamistes
radicaux). Elle fait passer au second plan des enjeux aussi
stratégiques que la course à l’énergie, la question
de l’eau ou celle de l’alimentation des populations. La carte du monde
qu’il propose peut donc dans une certaine mesure être considérée comme une
forme de manipulation.
Guerre irrégulière : pour faire simple,
guerre qui ne respecte pas les règles du droit de la guerre (droit d'entrée en
guerre- jus ad
bellum et droit de la guerre - jus
in bello). Cette notion qui connait plusieurs définitions est très
contestée et très contestable.
b) Les Etats-Unis en profitent pour attaquer
l'Irak.
Les EU
estiment, à tort,
que l'Irak possède des armes de
destruction massive et soutient le terrorisme international. Des doutes
sont exprimés notamment par la France sur la légitimité de cette intervention.
Celle-ci menace d'utiliser son droit de veto. C'est donc sans mandat onusien, de façon unilatérale que les Etats-Unis lancent en mars 2003
l'offensive d'une guerre préventive.
C'est la deuxième ou troisième guerre du
golfe.
Au début du conflit, la nouvelle coalition menée par les EU et
comprenant le Royaume-Uni mène une guerre dissymétrique tant la puissance
des forces en présence est inégale. Elle semble alors l'emporter facilement
puisque la fin des combats est annoncée officiellement dès le premier mai 2003.
Le 2 octobre, le rapport d'un groupe d'inspection révèle l'absence d'armes de
destruction massive. Capturé en décembre 2003, Saddam Hussein est jugé
et exécuté en 2006. Dans une logique d'épuration, les fidèles de Saddam
Hussein, les cadres du pays, souvent
sunnites sont écartés du pouvoir. On parle de débaasifiction. Ce sont les chiites
irakiens qui bénéficient de ce bouleversement politique. Dans la nouvelle
constitution irakienne est inscrite la création d'un Kurdistan autonome.
Mais le conflit n'est pas terminé. La guerre
se mue alors en conflit asymétrique
opposant des forces très différentes par leurs natures, leurs puissances et
leur forme d'engagement. Des milices
rebelles se forment face à l'occupation américaine. La menace terroriste se développe. La branche irakienne d'Al Qaida est créée en 2004. L'Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL ou DAECH) est créé en 2006. Leur chef, Abou
Bakr al Bagdadi se proclame calife
en 2014 à Mossoul. A la différence
d'Al-Qaida qui reste une nébuleuse
terroriste, DAECH entend profiter du chaos irakien pour établir une souveraineté sur un territoire à cheval sur
la Syrie et l'Irak. Certains cadres sunnites rejoignent ces organisations.
D'ailleurs, un affrontement confessionnel opposant chiites au pouvoir et
sunnites fracture le pays dans une véritable guerre civile où l'Iran
chiite voisin fait sentir son influence dans le cadre d'une sorte de nouvelle guerre froide régionale et
confessionnelle cette fois ci. On ne saurait donc réduire l'explication des
relations internationales à l'affrontement
entre la civilisation occidentale et la civilisation musulmane. Le monde
musulman est divisé et l'occident est multiple. De leur côté, dans une logique sécessionniste les Kurdes
d'Irak ne désespèrent pas de devenir véritablement indépendants.
Enlisés dans ce bourbier, qui leur fait
perdre 5000 soldats et leur coûte 740 milliards de dollars dépensés, les
Etats-Unis entendent bien se retirer
du conflit. Barack Obama est d'ailleurs élu sur la promesse de retirer
les troupes américaines du Moyen-Orient. Cela semble fait en Irak en décembre 2011. A ce stade, la guerre a
fait 100 000 victimes en Irak. Cependant, la menace terroriste pousse les
Etats-Unis à prendre la tête en 2014 d'une nouvelle coalition arabo-occidentale pour lutter contre DAECH avec le
soutien de l'armée irakienne et des milices kurdes. Abou Bakr al Bagdadi
est finalement tué en octobre 2019.
Sécession : action d'une partie
de la population d'un Etat destinée à s'en séparer pour en créer ou en
rejoindre un autre.
Parti
Baas
: parti nationaliste et socialiste arabe et laïque au pouvoir en Irak de 1963 à
2003.
Débaasification : démantèlement de
l'armée et de l'administration irakienne.
Conclusion : les espoirs de paix
nés de la fin de la guerre froide sont vite déçus. Certes une coalition
internationale, réunie autour des Etats-Unis et mandatée par l'ONU réussit à
l'occasion d'un conflit interétatique
à mettre fin à une agression et à faire respecter le droit international. Le
cadre est multilatéral mais plus que
jamais le leadership est américain.
Cependant, la guerre du Golfe de 1991 contient les germes de conflits à venir.
Elle est exploitée dans le discours de ceux qui, dix ans plus tard attaqueront
directement les Etats-Unis sur leur sol à l'occasion d'attentats meurtriers.
Cette agression provoque une intervention américaine en Afghanistan en 2001.
Celle-ci est globalement approuvée par les autres puissances et mandatée par l'ONU. Mais la suivante en
2003 en Irak, sonne le retour à une forme d'unilatéralisme
américain puisque les Etats-Unis se dispensent d'un mandat onusien. D'abord
interétatique et dissymétrique, le
conflit devient asymétrique et
également intra-étatique. Les
Etats-Unis s'y enlisent finalement. Mais ce n'est pas la première fois qu'une
superpuissance est piégée dans le bourbier d'une guerre non-conventionnelle.
On peut retenir de cette période qui s'étend de 1991 à nos jours,
qu'avec l'hyper-terrorisme, la guerre irrégulière prend une dimension internationale. Par ailleurs,
il apparait qu'au Moyen-Orient, une "guerre
froide" peut en cacher une autre. L'Irak, le Yémen, le Liban et la
Syrie deviennent le théâtre de conflits périphériques dans une guerre
d'influence qui oppose deux puissances régionales, l'Arabie Saoudite sunnite et
l'Iran chiite.