Les génocides dans la littérature et le cinéma.

Etude du film L'Enclos d'Armand Gatti

 

 

A la suite de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs régimes mémoriels se succèdent. On désigne par régime mémoriel, les formes de représentations qui dominent à un moment donné dans les mémoires. Le premier régime mémoriel se caractérise par la mise au second plan de la mémoire des génocides, face à l'exaltation de la résistance (résistancialisme) et à la mémoire honteuse de la collaboration. Dans un second temps, à partir des années 60,  la parole se libère sur la question du génocide tandis que le rôle de Vichy dans le crime de masse et la collaboration est mieux éclairé grâce au travail des historiens. Aujourd'hui, si des travaux restent à faire sur la question, c'est surtout le déséquilibre dans les représentations des génocides qui est flagrant.

 

Très tôt une question fondamentale se pose face à l'horreur vécue par les victimes de génocides : comment évoquer et représenter ce drame ? Des 45-48, les auteurs donnent plusieurs réponses à cette question. Mais on peut se demander si l'évocation du génocide dans la littérature et le cinéma  a évolué de la même façon et dans le même temps que la mémoire collective et les représentations ? On peut aussi  s'interroger sur l'éventuelle influence de l'art sur la représentation des génocides dans la mémoire collective.

 

I 1939-1945, l'urgence de transmettre ...

a) ... pour survivre et résister pendant la guerre.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'écriture est un moyen de survie et parfois un acte de résistance. C'est ainsi que des membres du sonderkommando d'Auschwitz ont rédigé des textes parfois poétiques, qu'ils ont ensuite enfouis aux abords de l'un des fours crématoires.  Il s'agissait de faire savoir ce dont ils étaient témoins. Dans les camps, les déportés cherchent les moyens de transmettre à l'extérieur ce qu'ils vivent. Ce sont aussi des membres des sonderkommando qui ont pris et transmis les seules photographies des chambres à gaz prises avant la libération des camps. En Hollande, Anne Franck cachée avant d'être déporté tient son journal intime et décrit sa vie clandestine. En France, dès 1943, Isaac Schneersohn  crée à Grenoble le Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) pour documenter les crimes commis par les nazis. Sa mission est de rassembler des documents concernant que le crime que les nazis sont alors en train de commettre. En 1943, Yitskhok Katzenelson , rescapé du ghetto de Varsovie écrit un recueil de poésie en Yiddish , Le chant du peuple assassiné avant d 'être déporté à Auschwitz. Déportée à l'âge de 14 ans Ana Novac parvient à rédiger un journal malgré ses transferts d'un camp à l'autre à travers la Pologne et la Tchécoslovaquie.

 

 b) pour témoigner ensuite.

 

A la libération des camps, les alliés filment ce qu'ils découvrent dans les camps qu'ils libèrent. C'est ainsi que les soviétiques filment le camps d'Auschwitz. Là les survivants sont dans un tel état d'affaiblissement qu'ils ne manifestent aucune réaction. Les cinéastes soviétiques ont donc fait jouer certaines scènes de liesse quelques jours après l'ouverture du camps. Ces images sont diffusées au cinéma dans les actualités cinématographiques. Elles sont ensuite  utilisées au procès de Nuremberg. Elles servent aussi à la dénazification des consciences en Allemagne après la guerre. Pour finir, elles constituent des documents d'archives largement utilisées par les documentaristes par la suite. 

Certains survivants ont encore la volonté de témoigner. Certaines œuvres s'inscrivent dans cette urgence. Une véritable littérature du témoignage apparaît. Dès la fin de la guerre, en 1947, le père d'Anne Franck, seul rescapé de la famille, fait publier le journal intime de sa fille au Pays-Bas Il connait rapidement une diffusion internationale. Le partisan italien d'origine juive Primo Levi déporté à Auschwitz publie la première édition de Si c'est un homme en 1947. La polonaise Wanda Jakubowska, ancienne déportée, utilise, elle le cinéma. Dans, La dernière étape. Elle a rassemblé des camarades de détention pour reconstituer in situ la vie du camp. Malgré le réalisme des expériences et du cadre, elle fait le choix de la fiction pour représenter les camps en y inscrivant une histoire d'amour jugée comme improbable par certains critiques. Ce film connait un certain succès à sa diffusion en France en 1948. Dans ces conditions, le  "grand silence" évoqué par Annette  Wieviorka n'est pas total comme le souligne le philosophe François  Azouvi.

Cependant, des années après, des survivants comme Madame Kolinka ont dit le mal qu'ils ont eu à témoigner après la guerre, à la libération. Les témoignages existent qui évoquent les difficultés à exprimer la réalité de ce que fut le génocide pendant la Seconde Guerre mondiale. Certains ont alors fait le choix de se taire. Cela peut s'expliquer de différentes façons. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la réception de ce passé semble difficile dans une opinion publique toute à la joie de la libération. Les survivants ont souvent le sentiment que ce qu'ils ont vécu est intransmissible. Il existe également chez eux un sentiment douloureux qui est celui d'avoir survécu alors que certains n'en sont pas revenu. On parle parfois à ce sujet de complexe du survivant.  Cependant malgré tout dès la fin des années, des associations de rescapés demandent que le génocide soit reconnu. A la même époque, les Tsiganes survivants de la déportation et du génocide témoignent peu. Pour les uns parce qu'ils ne le souhaitent pas, pour les autres parce qu'on leur en donne pas la possibilité.

 

II 1950-1970 : l'affirmation progressive du récit sur le génocide juif et l'évolution des représentations.

 

a) L'évolution du régime mémoriel...

 

Cette période est une charnière dans l'évolution du récit sur le génocide. Pour commencer, s'amorce un processus de mémorialisation du génocide. En 1954 est établie officiellement une  "journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation". L'intitulé de cette journée ne distingue pas alors les victimes de la déportation politique de celle de la déportation raciale.  Mais dans les années qui suivent, en particulier  en 1960-1961, On observe une prise de conscience de la particularité du génocide juif. Cela s'explique d'une part par travaux de  l'historien Raoul Hilberg qui publie en 1961la première synthèse universitaire sur la Shoah. Il propose d'ailleurs à cette occasion un bilan chiffré rigoureusement établi du nombre de victime du génocide. Cela est lié d'autre part au procès Eichmann. En 1960, Adolf Eichmann ancien responsable nazi est exfiltré d'Argentine par des agents du Mossad, les services secrets israéliens. Son procès qui suit à Jérusalem en 1961 est un moment extrêmement important dans l'histoire et la mémoire du génocide. Il pose la question de la " banalité du mal " selon l'expression polémique  de la philosophe Hannah Arendt. A l'occasion des débats comme à Nuremberg de nombreux documents sont produits mais également de nombreux témoignages sont recueillis. Cela constitue pour l'historienne Annette Wiervorka une nouveauté. Ils permettent de percevoir la particularité, la singularité du crime de masse perpétré par les nazis contre les juifs.

 

b) ...est-elle accompagnée par celle des œuvres littéraires et cinématographique ?

 

Même s'il ne s'agit pas de la période où les œuvres sur le sujet sont les plus nombreuses, la littérature testimoniale ne disparait pas pour autant. En 1955, Elie Wiesel publie en Yiddish La nuit. En 1959,  Le dernier des justes d'André Schwartz-Bart, reçoit le prix Goncourt. Il en est de même en 1962 pour Les bagages de sable d'Anna Langfus qui avait publié précédemment Le sel et le soufre. Si c'est un homme de Primo Levy est traduit pour la première fois en français en 1961. Enfin, le journal d'Ana Novac est publié en en 1968 sous le titre  Les beaux jours de ma jeunesse.  En 1952,  Robert Merle publie  La mort est mon métier. Il s'agit pour la première fois d'une fiction sur le sujet inspirée de la vie de Rudolf Franz Hoess, commandant du camp d'Auschwitz. La question du recours à la fiction pour évoquer le génocide se pose aussi au cinéma. En 1955, le cinéaste Alain Resnais répond à une commande du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale et réalise le documentaire Nuit et Brouillard. Il s'appuie alors sur la littérature et notamment le texte rédigé par Jean Cayrol, lui-même ancien déporté politique dans le camps de concentration de Mathausen en Autriche. Il mobilise un grand nombre de documents d'archives mais aussi parfois des extraits de fictions ou de reconstitutions. Il utilise notamment des images de La dernière étape. Il convient de noter que le film entretient la confusion, classique à l'époque, entre déportation politique et déportation raciale. De ce point de vue l'oeuvre est le reflet des représentations qui dominent dans les esprits à l'époque. Comme l'illustre le titre choisi puisque "Nacht und nebel" est l'expression utilisée par les directives nazies visant à réprimer tout forme de résistance à l'armée allemande. Dans le film, le mot juif n'est prononcé qu'une seule fois par le comédien Michel Bouquet qui lit le texte de Jean Cayrol. Pour finir,  à la demande de la censure française, Alain Resnais masque sur une image la présence d'un gendarme français gardant le camp de Pithiviers. La mémoire de la collaboration reste une mémoire honteuse que l'on préfère cacher. Ce documentaire est longtemps resté la référence sur la question. Des générations d'écoliers ont construit leurs représentations sur ce que fut le génocide sur la base des images de ce film même si la réalité décrite comporte quelques ambigüités. 

Cinq ans plus tard, dans le contexte du procès Eichmann, quand la mémoire du génocide juif est un peu plus mise en avant,  quatre films évoquant le sujet sortent sur les écrans : Kapo de Gillo Pontecorvo en 1960, Eichmann, l’homme du Troisième Reich, un documentaire du  réalisateur Allemand Erwin Leiser (juin 1961), Le Temps du ghetto  un document de Frédéric Rossif. Ces œuvres sont au cœur d'une polémique sur les modes de représentation. Alors que le critique Jacques Rivette qualifie d'"abjectes" les choix de mise en scène de Gillo Pontecorvo, dont il considère qu'il s'agit d'une esthétisation du mal absolu, Armand Gatti, fait lui le choix de la fiction. C'est un ancien résistant devenu journaliste, poète, dramaturge et finalement cinéaste. Cette année là,  il réalise L'enclos. C'est le récit d'un duel imposé à deux déportés par leurs bourreaux. Sur la base d'un scénario écrit avec Pierre Joffroy, il tourne ce film en Yougoslavie à l'occasion d'une coproduction internationale. Les personnages principaux sont joués par deux comédiens. L'un Allemand, Hans Christian Blech et l'autre français, Jean Négroni. Certains figurants Yougoslaves sont eux-mêmes d'anciens déportés. Dans ce film, le travail sur le texte est très poussé qu'il s'agisse des dialogue ou du commentaire en voix off lu par Jean Vilar. Par la poésie, le symbole et la métaphore Armand Gatti parvient à représenter les enjeux de l'entreprise destructrice nazie. C'est ce réalisme qui fut apprécié par la critique à la sortie du film en France en octobre 1961 même si la trame est plus une parabole qu'un témoignage sur les horreurs des camps. 

 

III 1980-nos jours : face au danger de la falsification : la multiplication des œuvres et des témoignages.

 

a) Dans les années 80, la menace du mensonge provoque la multiplication des témoignages et des œuvres

 

Dans un contexte où des collaborateurs ont bénéficié de lois d'amnistie, les maréchalistes commencent à développer l'idée selon laquelle Pétain aurait été le bouclier permettant de protéger la France pendant la guerre et de réduire ses souffrances sous l'occupation, tandis que De Gaulle aurait été l'épée. Plus grave encore, à la fin des années 70 et dans le courant des années 80, commencent à être développées des thèses négationnistes. Les négationnistes comme Robert Faurisson remettent en cause l'existence des chambres à gaz en développant une forme d'hyper-criticisme : le révisionnisme. Il s’agit en réalité d’une falsification de l’Histoire. Face à cette menace, un certain nombre de déportés qui s'étaient tus jusqu'alors font le choix de témoigner notamment dans les écoles. C'est l'ère du témoin. Le nombre de publications connaît une augmentation à partir du milieu des années 70. D'anciens témoignages sont réédités et de nouveaux sont publiés. Les oeuvres de fiction deviennent plus nombreuses.  En 1978, le feuilleton télévisé américain Holocauste connaît un succès aux Etats-Unis ( 120 millions de téléspectateurs) et dans le monde.

Ce processus est accompagné par le travail du réalisateur  Claude Lanzmann.  En 1985, il réalise "Shoah". Il fait alors le choix radical de n'utiliser que des images contemporaines filmées par ses soins pour accompagner le propos des témoins. Par ce procédé, en interrogeant des victimes et des bourreaux, il ne peut ainsi être accusé d'approximation et de manipulation.  Pour lui, il s'agit du seul moyen de représenter honnêtement ce passé "intransmissible". 

 

Le négationnisme : théorie qui nie l'existence du génocide en utilisant la méthode du révisionnisme. Il s'agit en réalité d'une falsification de l'Histoire. Réfutée par les historiens, elle est passible de poursuite devant la justice (loi Gayssot, 1990).

 

Shoah : mot hébreux signifiant catastrophe. Ce terme qui se développe dans les années 80 désigne l'extermination des juifs d'Europe, permet d'insister sur la spécificité du génocide juif.

 

Maréchalisme : fidélité à la personne de Pétain et à son image de « sauveur de la France ». 

 

b) Dans les années 90-2000, se développe une véritable politique mémorielle concernant le génocide juif.

 

A partir des années 90 se développe en France une politique mémorielle destinée à empêcher l'oubli. En 1993, après l’échec de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv’ en 1992, François Mitterrand établit une "journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite 'Gouvernement de l’Etat français " fixée au 16 juillet. Si les 50 ans de la libération du Camps d'Auschwitz n'ont pas fait l'objet d'une commémoration particulière, les 60 ans par contre sont l'occasion d'une diffusion d'une grande quantité de témoignages ou d'œuvres sur cette question. En 2000 est mise en place une fondation pour la Mémoire de la Shoah présidée Madame Simone Veil qui fut elle-même déportée. Les cérémonies et les lieux de mémoire se multiplient.  L'expression, devoir de mémoire se généralise. Dans ce contexte l'historien, Denis Peschanski parle désormais de mémorialisation de la Shoah.

 

c) Les œuvres sur le sujet se multiplient et se diversifient.

Avec les générations suivantes, celle des enfants de déportés et des enfants cachés, on observe une diversification des formes choisies pour évoquer le sujet en littérature et dans le cinéma. Georges Perec, mêle autobiographie et fiction dans le roman W ou le souvenir d'enfance.  Art Spiegelman publie de 1981 à 1990 les volumes de la  bande dessinée Maus Il y raconte l'histoire de son père juif rescapé du ghetto de Varsovie et d'Auschwitz.En 2012 Ivan Jablonka publie Histoire des grands-parents  que je n'ai pas eu. Dans cet ouvrage l'auteur fait le récit de la déportation d'une partie de sa famille polonaise à travers ses recherches et ses voyages. En 2009, Yannick Haenel fait dans un roman le récit de la tentative de Jan Karski, résistant polonais qui pendant la Seconde Guerre mondiale a tenté d'alerter la communauté internationale sur ce qui se passait dans le ghetto et les camps

 

Au cinéma, les œuvres de fiction concernant le génocide juif se multiplient. On peut citer à ce sujet La Liste de Schindler (1993) par exemple de Steven Spielberg. Claude Lanzmann lui reproche d'ailleurs ce choix de support. Mais il faut savoir que par ailleurs, Steven Spielberg a crée une  fondation qui filme  et archive le plus grand nombre possible de témoignages. Ce fond est aujourd'hui précieux pour le travail des historiens. Une autre fiction a suscité la polémique. Il s'agit du film La vie est belle de Roberto Benini (1997). Il s'agit d'une fable qui pose la question de savoir s'il est possible de rire avec ce sujet même si cela est fait avec poésie. En 2002  Le pianiste de Roman Polanski connaît un grand succès. Le fils de Saül (2015) de Laszlo Nemes, est la dernière fiction sur le sujet à ce jour.

 

 

 

Devoir de mémoire : obligation morale de souvenir d'un événement historique et de ses victimes afin d'empêcher qu'il ne se reproduise.   

 

d) ...tandis que le génocide Tzigane reste au second plan.

 

Entre 250 000  et 500 000 tsiganes ont été exterminés par les nazis.  Mais pendant près de 60 ans, ces victimes ont été ignorées par la justice, la presse et les historiens. On peut donc parler au sujet de ce génocide d'un véritable silence. Peu d'œuvres évoquent la question. Il existe cependant des exceptions. A partir de 1988, Ceija Stojka, rom rescapée des camps, commence à témoigner à travers ses livres et sa peinture. En 2010 le réalisateur Tony Gatlif propose un film Liberté  qui évoque la place des Tziganes dans la France occupée.

Désormais, le travail de plusieurs historiens permet de rappeler l’existence en France de camps où des Tziganes ont été internés comme à Lannemezan ou à Rivesaltes. Une proposition de loi pour la reconnaissance du génocide tsigane (Porajmos ou Samudaripen) a été déposée en 2012. Cependant, elle n’a pas encore été votée. Malgré tout, les stèles ou les monuments commémorant le génocide ou la déportation tsigane sont désormais plus nombreux comme à Berlin ou à Rivesaltes.

 

Porajmos : dérivé du verbe " dévorer" en romani langue tzigane. Introduit  par le linguiste britannique Ian Hancock dans les années 90 pour désigner le génocide de Tsiganes.

 

Samudaripen : " Meurtre de masse", terme romani désignant les persécutions et le génocide des Tsiganes, forgé par le linguiste français Marcel Courthiade.

 

Conclusion :

Finalement, la littérature et le cinéma sont le reflet de l'évolution de l'importance prise par la question des génocides dans l'opinion publique française. Les représentations prennent d'ailleurs des formes très différentes, de la fiction au témoignage en passant par le documentaire et éventuellement la poésie.  Ce sont des réalités plus complexes qui sont progressivement représentées.

 

Pistes d'analyse concernant le film L'enclos le film d'Armand Gatti :

Armand Gatti fait le choix de réaliser une fiction. C'est consciemment qu'il utilise le style pour montrer la tragédie. A l'heure où les techniques du cinéma autorisent la couleur, il fait du noir et blanc, reflet  de  la part ombre et de lumière qui peut caractériser l'humanité.  Dans le générique; la profondeur du champ permet de montrer dans le même plan les lentes progressions des déportés qui pour les uns montent pour les autres descendent comme dans une vaine procession. Le symbole est aussi utilisé : les déportés se découvrent devant le berger allemand. Ils enterrent un rat. C'est toute l'entreprise de déshumanisation qui est représentée là. On a vite fait de comprendre que Tatenberg n'est pas la reconstitution d'un camp mais que le décor est la  représentation allégorique de tous les camps. Ce qui fait la force du film ce n'est pas son réalisme mais sa capacité d'évocation. Le but  n'est pas de reproduire fidèlement la réalité mais de l'évoquer de façon authentique. Le réalisme n'est pas dans la représentation du cadre mais dans l'authenticité du détail retenu. Comme lorsque le prisonnier utilise le mot "organiser" pour dire voler. Pour cette raison, Jean Cocteau a dit du film : "L'enclos témoigne au même titre que Nuit et Brouillard. Il témoigne avec une puissance irrésistible."

 

Quinze ans après que de tels crimes ont été possibles, c'est une véritable réflexion sur l'homme et son sort que propose Armand Gatti. Dans son scenario, le résistant qu'il est, oppose à la multitude des naufrages personnels causés par les nazis, des réactions individuelles et collectives. L'argument de l'histoire est simple: deux officiers SS proposent la vie sauve à celui des deux prisonniers qui aura tué l'autre. Cependant, le jeu macabre de cette version cruelle et réductrice du dilemme du prisonnier est perturbé par le stratagème d'une partie des détenus du camp.  L'enclos où les deux hommes sont enfermés devient le théâtre de luttes individuelles et collectives pour la survie. La trame donne à Armand Gatti l'occasion de montrer la diversité de la nature humaine. Il évoque la possibilité pour la victime de devenir bourreau et réciproquement. Il montre l'homme ou la femme brisée tout comme le coupable sur la voie du rachat. Il montre la perte des valeurs dans des situations particulières. L'origine du film est à ce titre instructive. Armand Gatti raconte avoir assisté à une scène comparable dans un camp. Deux amis prisonniers, l'un Espagnol, l'autre Italien en étaient venus aux mains l'un pour défendre Franco l'autre pour laver l'honneur de Mussolini. Il met en parallèle et en opposition les attitudes. Il décrit  les formes prises par la solidarité. Elles vont du geste le plus généreux à l'aide fournie pour satisfaire des intérêts bien pesés. Il se garde bien d'opposer schématiquement  un déporté juif , David Stein (Jean  Négroni) à un nazi.  Non, il le confronte à un résistant allemand de longue date, Karl Schongauer interprété par Hans Christian Blech.  Il n'essentialise pas le mal. Ce n'est pas l'origine qui fait le méchant ou le gentil de l'histoire. Il fait peser le poids de la responsabilité sur chacun. C'est une question de choix. C'est l'une des interprétations que l'on peut avoir de la phrase que Gatti et Joffroy font prononcer à Karl  « Ce qui compte ce n’est pas l’homme, mais sa lutte». Il y a malgré tout dans l'œuvre de Gatti une forme d'optimisme. L'humanité passe par la lutte et la parole. N'oublions pas qu'Armand Gatti fut journaliste, dramaturge et poète. Dans l'enclos, le dialogue l'emporte sur l'affrontement physique. La résistance et le verbe voilà ce qui fait l'homme, voilà ce qui le distingue de la meute qui aboie. Armand Gatti dit d'ailleurs au sujet des deux prisonniers de l'enclos dans l'un de ses entretiens: " Quand ils arrivent à communiquer, je considère que " c'est sauvé ". Dans l'esprit de Gatti, c'est une nécessité. Il envisage facilement que ce qui s'est produit une première fois peut se reproduire. Mais selon lui l'issue n'est pas inéluctable. L'une de ses maximes n'est-elle pas "Prévoir, c'est empêcher" ?  

 

Mais représenter ainsi les camps est risqué. Pour commencer, ceux à qui s'adresse le film peuvent en avoir une représentation déformée. Les pires horreurs des camps n'apparaissent pas, si tant est qu'elles puissent être représentées. Armand Gatti répond  à cette objection que " le plus terrible n'est pas le plus spectaculaire... ". Il a fait le choix de représenter une autre réalité du camp. La référence aux pires horreurs est allusive : "L'eau est froide...le crématoire ne fonctionne plus ? " crie le chef du camp en sortant de sa douche. Il n'est donc pas étonnant qu'Armand Gatti se soit vu d'avoir esthétisé la violence par la photographie, la trame, les mouvements de caméra, etc.... Même si le film fut salué par la critique à sa sortie, Jean-Louis Bory écrit à son sujet dans la revue Arts : « Certaines images sont trop belles [...]".  Il pose avec d'autres la question de savoir si on peut faire du beau avec l'horreur absolue ?  D'autres films sur les camps de la même époque,  ont fait l'objet du même type de reproche. Au sujet du film Kapo de Gillo Potecorvo Jacques Rivette parle d'"abjection". Il lui reproche en particulier un travelling utilisé pour filmer le suicide de Nicole, le personnage incarné par Emmanuelle Riva.