La notion de « société de la connaissance » (Peter
Drucker, 1969), portée et débats.
Pour faire simple, on peut donner trois
définitions de la connaissance. Pour commencer, la connaissance désigne un état,
le rapport que la pensée humaine entretient avec la réalité qui l'entoure. Mais c'est
aussi l'action, le processus qui permet de comprendre cette réalité. Il s'agit,
entre autres, de l'acquisition, de l'analyse, de l'apprentissage, du
raisonnement, du jugement. Pour finir, la connaissance englobe l'ensemble des réalités connues. Il
s'agit en résumé du savoir. Or, ce savoir peut prendre différentes formes. Il peut s'agir d'une information, une donnée, un savoir-faire (compétences), un savoir être,
un savoir coutumier propre à une culture, une connaissance scientifique
reconnue universellement. Compte tenu de l'importance prise par la connaissance dans les sociétés contemporaines,
Peter Drucker a forgé en 1969, le concept de société de la connaissance.
Problématique : Que signifie cette
expression ? Ce concept est-il pertinent ? Permet-il de décrire la réalité
actuelle? Quel en est l'usage qui en est fait aujourd'hui ?
Connaissance
: Etat de la pensée humaine qui permet de
comprendre son environnement. Rapport de
la pensée à la réalité extérieure
Connaissance
:
processus mental de transformation d'une information en savoir. Action de
prendre connaissance des choses, de les analyser, de se les représenter.
Connaissance : ensemble des choses
connues et validées. Le contenu de la pensée qui correspond à la nature de la
chose visée. L'information, les données,
le savoir-faire, le savoir être, le savoir coutumier (traditions légendes
coutumes mythes rites pratiques) sont quelques-uns des aspects de la
connaissance.
I La définition donnée
par Peter Drucker...
a)
... s'appuie sur un constat...
..selon lequel, le
développement actuel des technologies,
des NTIC permettrait de générer des flux
exponentiels d'informations accessibles à tous. Dans ces conditions, Peter
Drucker décrit dans The Age of Discontinuity le passage d'une ère industrielle à une
nouvelle ère, l'ère de la connaissance.
Cette révolution serait comparable à
celle qui, au Néolithique, a permis de créer l'agriculture ou encore à celle qui a permis l'industrialisation.
NTIC : sigle désignant les
nouvelles technologies de l'information et de la communication qui visent à
transmettre des informations (téléphone, câble, ordinateur, Internet, etc)
b)
Peter Drucker en tire un certain nombre de conclusions.
. "...la connaissance
est l'unique ressource qui ait du sens aujourd'hui" Peter Drucker, Post capitalism
society, 1993.
Pour
Peter Drucker, la société de la
connaissance serait un facteur de croissance
économique durable et de développement.
Elle contribuerait à l'autonomie des
individus. Ceux-ci auraient en effet accès aux savoirs qui leur sont
nécessaires grâce à de nombreux outils, de nombreuses pratiques. Ce discours
est illustré aujourd'hui par le large développement des logiciels libres (codes ouverts aux modifications des
utilisateurs), des productions
participatives (crowdsourcing). Wikipédia et les MOOC offrent des exemples de mode de
construction du savoir. De ce point de vue les nouvelles technologies
favoriseraient une démocratisation de la
connaissance.
Ainsi, la connaissance deviendrait le facteur déterminant de l'économie.
C'est ce qu'il démontre dans son livre The
Age of Discontinuity. Il en résulte une nouvelle hiérarchisation des facteurs de
production. A ses yeux "... la connaissance est l'unique ressource qui
ait du sens aujourd'hui. Les « facteurs de production » traditionnels
– la terre (c'est-à-dire les ressources naturelles) le travail et le
capital, n'ont pas disparu, mais ils sont devenus secondaires. " Post Capitalist
society, 1993.Les entreprises doivent donc investir dans l'innovation pour
augmenter leurs profits et leur
productivité.
Le
rôle des salariés change également. Le capital
humain de chacun constitué par le savoir (connaissances), le savoir-faire (compétences) et le
savoir-être (qualité et réseaux) prend une importance considérable dans la
production. Cette logique est en une rupture avec le fordisme et le taylorisme, des modes de production où la succession
de tâches répétitives ne mobilisent que des ouvriers spécialisés, c'est à dire à faible qualification.
Dans
ces conditions, les Etats et les entreprises ont tout intérêt à investir dans
la recherche fondamentale, la recherche et développement (R&D) et
l'innovation pour affronter la
concurrence et produire des richesses.
MOOC : Massive Open Online
Courses : cours d'enseignement diffusé sur internet et pouvant se conclure par
la délivrance d'un diplôme ou d'une attestation reconnue.
Productivité : rapport entre la
quantité ou la valeur ajouté de production et la quantité d'heures nécessaires
pour la réaliser.
Fordisme : mode de production basé sur la standardisation, la rationalisation
de la production (OST-Taylorisme) et une rémunération destinée à intéresser les
salariés et en faire des clients
Innovation : nouveauté
introduite dans le processus de production.
c)
...connaissent un certain succès
Dans le monde de l'entreprise, les idées de
Peter Drucker se sont largement diffusées. Il faut rappeler qu'il est l'un des
fondateurs du management moderne. Auteur
en 1954 de The Practice of Management,
Il est notamment à l'origine de la direction
par objectifs (DPO) qui consiste à fixer aux équipes des objectifs
quantitatifs ou qualitatifs à atteindre. Les entreprises américaines se sont
d'abord montrées réticentes à mobiliser l'intelligence et les capacités des
leurs employés mais elles y sont venues quand les Japonais sont parvenus à
imposer le toyotisme comme nouveau
modèle de production industrielle. Le toyotisme
est partiellement inspiré des thèses de Drucker.
De
nombreux Etats adhèrent désormais aux thèses de Drucker et adaptent leurs
stratégies de développement en conséquence. Au niveau européen, en 2000, à Lisbonne, le Conseil européen a annoncé qu'il
souhaitait une "Europe de
l'innovation et de la connaissance" associant "croissance
économique durable et cohésion sociale ".
Toyotisme : mode de production
basé sur l'automatisation, le développement de la qualité et une production
déterminée par la demande, l'intéressement
et la participation des salariés. Le toyotisme applique le principe des cinq zéros c'est-à-dire : Zéro panne,
Zéro défaut, Zéro papier, Zéro délai, Zéro stock.
II Mais le concept de
société de la connaissance peut être critiqué...
a)
...car il repose sur un constat discutable
L'accès à l'éducation n'est pas
encore une réalité pour tous. 9 % des enfants des pays en développement ne sont pas
inscrits dans l'enseignement primaire. Une fille sur quatre dans les pays en
développement n'est pas scolarisée. 64 millions d'enfants ayant l'âge d'être
scolarisés dans le primaire ne le sont pas. Plus de la moitié d'entre eux
vivent en Afrique subsaharienne.103 millions de jeunes dans le monde manquent
de compétences de base en lecture et en écriture. 6 adolescents sur 10 au
niveau mondial n'atteignent pas un niveau minimum de compétences en
mathématique et en lecture.
Ensuite,
Peter Drucker imagine un élargissement de l'accès aux moyens technologique
d'accès à la connaissance. Mais c'est loin d'être une réalité établie.
Aujourd'hui, il existe toujours une fracture
numérique entre les pays et à l'intérieur même des Etats. Malgré le
développement des câbles sous-marins et de la téléphonie, le fossé numérique se creuse encore entre
pays riches et pays pauvres. 95% des foyers sont accès à internet aux
Etats-Unis contre 12% en Afrique centrale. Dans les pays développés, à l'heure
où certains ne jurent que par internet et la 5 G, il
demeurent des zones blanches
dépourvues d'accès aux réseaux. Pire encore, les bases techniques et légales
sur lesquelles repose la société de la connaissance pourraient creuser les inégalités en accentuant
l'avantage des mieux pourvus. On peut illustrer ce propos en évoquant
l'abandon du principe de neutralité du
net aux Etats-Unis en alors qu'elle
reste pour l'instant garantie en Europe.
Neutralité du net : principe qui
garantit le même traitement technique sur internet pour tous de la source à la
destination en passant par le contenu
Analphabétisme : situation d'une
personne qui ne sait ni lire ni écrire.
b)
Il peut avoir par ailleurs des
répercussions importantes sur le monde du travail
Le
concept de société de la connaissance
transforme profondément le monde du travail. Ce qui peut être présenté
comme un avantage peut aussi apparaître comme une charge. Les techniques de
management héritées des théories de Drucker exigent une telle implication des
salariées qu'elles abolissent parfois la
frontière entre le monde du travail et la vie privée. Ainsi comme le dit le
sociologue Roger Sue, "le vrai travail se fait de plus en plus hors du
travail lui même". Ce dont on se rend compte actuellement avec la généralisation du télétravail.
Par
ailleurs, le monde du travail attend désormais des salariés des compétences et
savoir-être permettant une grande
flexibilité, de la polyvalence. Il favorise aussi la précarisation de l'emploi
avec le recours à l'intermittence à l'externalisation des activités.
c)
Transposé dans le domaine scolaire, il peut donner lieu à une profonde
transformation de l'éducation.
L'enseignement
est de plus en plus en adéquation avec
les thèses de la société de la connaissance. Cela s'observe notamment à
l'étude de la façon dont les établissements sont désormais gérés. Aujourd'hui,
des diagnostics ou des audits d'établissements débouchent en principe sur la
construction de contrats d'objectifs.
En ce qui concerne les élèves, au delà des traditionnels devoirs et examens,
ils font maintenant l'objet d'évaluations
à l'entrée au primaire, en sixième et en seconde. Ces pratiques s'intègrent
désormais dans des logiques de benchmarking (étalonnage) qui permettent de mesurer les
niveaux de performances. Par ailleurs, désormais, on raisonne plus en termes de compétences à acquérir au détriment, peut-être, du savoir pur. Les
bulletins font de plus en plus état du savoir-être
des élèves. Leur niveau d'engagement est mentionné par exemple. On peut se
réjouir d'une telle évolution au nom de l'efficacité
et de l'adaptation des élèves à la vie active. Mais on peut craindre de voir
passer au second plan,
l'approfondissement des apprentissages, le développement de la réflexion
personnelle, le raisonnement et l'esprit critique. Le formatage n'est pas une nouveauté en matière d'éducation mais
désormais il semble plus répondre à des exigences
économiques. On observe également que les parcours d'élèves sont de plus en plus individualisés. Il s'agit de
se construire le profil le plus vendeur pour répondre ensuite aux exigences du
monde du travail car désormais chaque individu devient avant tout un capital humain qui doit s'habituer à
cultiver ses talents, ses expériences, multiplier les engagements et les
déplacements pour devenir intéressant.
Les
pratiques changent également. Selon Philippe Breton, auteur de La société de la connaissance, dans les
années 80, s'est développé tout un discours théorique réduisant le processus de connaissance à du traitement de l'information.
Poussée à son extrémité, l'utopie de l'enseignement assisté par ordinateur
(EAO) pouvait envisager un système d'enseignement
sans enseignants. Le moins que l'on puisse dire c'est que les expériences
d'enseignement à distance réalisées dans le contexte du confinement démontrent
que le bilan en la matière n'est pas convaincant.
Capital humain : ensemble des
aptitudes, talents, qualifications, expériences accumulées par une personne et
qui détermine en partie sa capacité à travailler et à produire.
Ne pas confondre :
Société de la
connaissance
: théorie définie en 1969 par Peter Drucker
selon laquelle les technologies de l'information et de la communication diffusent largement les savoirs,
favorisant la créativité, l'innovation
et la connaissance ainsi que le développement
économique
Economie de la
connaissance
: nouveau mode de développement dans lequel la richesse réside désormais dans le savoir et les compétences. Elle
correspond à une part croissante de l'immatériel dans l'économie. La société de la connaissance
suppose une appropriation de la
connaissance par l'ensemble de la société ce qui n'est pas le cas dans l'économie de la connaissance.
Société de
l'information
: société qui fait un usage intensif des technologies de l'information et de la
communication
Conclusion
: le
concept de société de la connaissance a le mérite de rendre compte d'une
évolution technologique et du poids pris par la connaissance dans la société et
l'économie. Elle imagine d'ailleurs une large diffusion de la connaissance
grâce aux moyens contemporains. Mais les inégalités en matière d'accès à la
connaissance demeurent et on peut craindre leur accroissement dans ce contexte.
Par ailleurs certaines interprétations du concept pourraient transformer
profondément le monde du travail et de l'éducation. On peut se réjouir de ces
transformations mais on peut aussi les craindre.